Nous croiriez-vous si l'on vous disait qu’il y a eu une année où, sur tout le continent nord-américain, c’est Johnny Rougeau qui a attiré la plus grosse foule à un gala de lutte professionnelle?
Non? Vous faites bien. Parce que c’est arrivé deux ans de suite.
Compte tenu de l’effet qu’il a fait au public québécois, le premier des Rougeau a obtenu toutes sortes de reconnaissances au fil des années, et 41ans après sa mort, ça se poursuit. Le mois dernier, la publication Wrestling Observer lui a fait une place dans son temple de la renommée, un panthéon plus structuré que celui de la World Wrestling Entertainment (WWE) où les membres font leur entrée en fonction des choix arbitraires de la direction. Le modèle de l’Observer s’inspire du Temple de la renommée du baseball, avec des critères bien précis (voir encadré).
Publicité
Jean Rougeau, de son vrai nom, a été inscrit au bulletin de vote pour la première fois en2018. Il a franchi un palier en2021 quand ses appuis ont dépassé 40%, un seuil qui s’est maintenu jusqu’à ses 62,7% de cette année.

Pour l’historien québécois de la lutte Patric Laprade, c’était l’aboutissement d’une longue campagne pour consolider la candidature d’un personnage qui, à ses yeux, avait sa place au temple depuis belle lurette. Qu’il soit lutteur ou promoteur, Johnny Rougeau s’établissait dans l’élite de son milieu, faisait valoir Laprade auprès de ses pairs depuis des années.
Ce qui faisait qu’il connectait autant avec la foule, c’était son charisme, c’était son charme, c’était son look, soutient-il. Un peu à la Édouard Carpentier, Johnny avait un bon physique, un beau look, ce qui faisait que les femmes l’adoraient et que les hommes voulaient lui ressembler. Il allait chercher la sympathie d’un peu tout le monde.
Pour être admissible au temple de la renommée du Wrestling Observer, un candidat doit compter au moins 15années d’expérience ou être âgé de plus de 35ans et compter au moins 10années d’expérience.
Les candidats peuvent figurer dans six catégories: États-Unis et Canada (moderne), États-Unis et Canada (historique), Mexique, Japon, étranger et autres professionnels (gérants, promoteurs, commentateurs, etc.). Ils doivent obtenir, dans leur catégorie, un appui d’au moins 60%. Un appui insuffisant, soit moins de 10%, ou encore moins de 50% si le candidat figure au bulletin de vote depuis 15ans, se traduit par une exclusion l’année suivante.
Un groupe de professionnels actifs et retraités, de journalistes et d’historiens de la lutte se prononce tous les ans sur chaque candidat en fonction de quatre critères principaux: son importance historique dans l’industrie, son pouvoir d’attraction, ses aptitudes dans le ring et sa longévité. Un candidat dans la catégorie des autres professionnels sera jugé globalement sur son degré d’excellence dans sa spécialité.
Lancé dans le milieu par son oncle Eddy Auger en1951, Johnny Rougeau sera élevé au rang de vedette montante à Montréal deux ans plus tard. Le légendaire Yvon Robert, en fin de carrière, a décidé que le jeune Rougeau sera son successeur. Il était sans doute loin d’imaginer qu’il ouvrait alors la porte à l’une des plus grandes familles de la lutte.
Publicité
Il y aura le frère de Johnny, Jacques, et quatre des enfants de ce dernier: les lutteurs Raymond, Jacquesfils et Armand, de même que la promotrice Joanne. Les trois enfants de Jacquesfils, Jean-Jacques, Cédric et Émile, ont aussi trempé leurs petits orteils dans le milieu bien après le décès de leur grand-oncle, emporté par le cancer le 25mai1983.
Raymond Rougeau, actuel maire de Rawdon, a aidé à faire connaître son nom de famille à l’échelle planétaire avec son frère Jacques quand la WWE, alors appelée World Wrestling Federation ou WWF, a fait exploser son offre de spectacles partout dans le monde. Le travail que son oncle a accompli à une époque où les nouvelles circulaient beaucoup moins vite que de nos jours le rend particulièrement fier.
Mon oncle, quand il est allé en France à la fin des années1950, pas beaucoup de monde savait ça, raconte Rougeau. Quand il est revenu au Québec, oui, il l’a publicisé, il l’a fait savoir qu’il était allé en Europe. Sinon, personne n’aurait su qu’il avait eu le succès qu’il a eu en France. C’est grâce à ses contacts médiatiques, à ce moment-là, qu’il y a eu de la couverture dans les médias au Québec, ce qui a fait en sorte que les gens ont su qu’il était allé en France. Aujourd’hui, tu vas en France et c’est partout sur les réseaux sociaux à travers la planète avant même que tu atterrisses.

Dans la même veine, Laprade se réjouit d’avoir découvert, en parcourant de vieux journaux ces dernières années, des preuves du pouvoir d’attraction de Johnny Rougeau à l’extérieur du territoire montréalais, à une époque où le milieu de la lutte était fragmenté.
C’est à Détroit que luttait l’oncle Eddy Auger au début des années1950. C’est là que son neveu Johnny a fait ses premiers pas dans le ring. Ses qualités ont vite convaincu des promoteurs d’autres territoires. Laprade cite notamment les exemples de Minneapolis, de Tampa, de Boston, de Miami et de Baltimore, où Rougeau a connu un franc succès.
Chaque fois qu’il arrivait dans une ville, il devenait rapidement un babyface [un favori de la foule, dans le jargon de la lutte] qu’on mentionnait dans les journaux, explique Laprade. Il n’y avait pas nécessairement les résultats détaillés de tous les matchs, mais du moment où le journal prend la peine de mentionner quelque chose sur un ou deux lutteurs, ça me parle.
Si on prenait la peine de mentionner que Johnny Rougeau était devenu un des lutteurs les plus populaires du territoire, soit c’est l’initiative du journaliste, soit c’est le promoteur qui s’est arrangé pour que ce soit écrit comme ça. Et ça, ça veut dire qu’avec Johnny, ça fonctionnait bien.
Une fois sa renommée établie comme lutteur, Johnny Rougeau a songé à d’autres projets. Il a été propriétaire du club Mocambo, où les grandes vedettes nord-américaines de l’époque montaient sur scène, de1961 à1965, sa première année comme promoteur. Proche de René Lévesque, il travaillera notamment comme garde du corps du futur premier ministre dans les années1960. Le trophée Jean-Rougeau, remis de nos jours à la meilleure formation de la saison de la LHJMQ, témoigne de son œuvre comme entraîneur, propriétaire d’équipe et président de la ligue.

Tout ce qu’il a touché, ç’a été un succès parce que c’était un homme dévoué qui se donnait à 100%, qui faisait ses recherches— il était très intelligent—, qui avait le sens du marketing, soutient Raymond Rougeau. On parle de lutte, de promotion, de politique… Ce sont des sphères complètement différentes. Je pense que ça démontre son intelligence. Il pouvait s’adapter à des milieux qui n’étaient pas les siens, qui ne lui étaient pas familiers. Il allait apprendre, comprendre et, parfois, il allait faire évoluer ces domaines-là.
Au temple de la renommée de l’Observer, qui compte plus de 250membres, Johnny Rougeau rejoint une poignée de Québécois, dont des noms qu’il a côtoyés comme Yvon Robert, Maurice Mad Dog
Vachon et Hans Schmidt (Guy Larose). Qu’un lutteur d’ici, décédé depuis une quarantaine d’années, fasse son entrée dans un temple de la renommée basé aux États-Unis remplit Raymond Rougeau de fierté.
La scène québécoise de la lutte se porte plutôt bien. Des organisations locales font régulièrement salle comble, et Raymond Rougeau souligne qu’il a lui-même été juge et commentateur pour la compétition Lutte Académie de son frère Jacques. Il n’en reste pas moins que pour le commun des mortels, les ligues majeures sont américaines: la WWE, où luttent les deux plus grandes vedettes québécoises actuelles que sont Kevin Owens et Sami Zayn, et dans une moindre mesure les All Elite Wrestling et TNAWrestling de ce monde.
L’entrée de Johnny Rougeau au panthéon du Wrestling Observer soulève la question: le patrimoine de la lutte québécoise est-il suffisamment valorisé dans une industrie dominée par les géants américains?
Plus le temps avance, plus le monde est petit, rappelle Raymond Rougeau. Les grands moments sont éphémères. Avec les réseaux sociaux, on est tellement inondé de grandes nouvelles de partout dans le monde. Ça se passe au quotidien. C’est préoccupant, parce qu’il y a de grandes choses qui se font à de plus petites échelles et qui ne feront pas la une des réseaux sociaux. Mais elles sont tout aussi importantes! Et au Québec, on a des athlètes, des gens qui font partie d’une communauté, d’une culture. Mais dans le contexte mondial, le Québec et le Canada, on n’est pas grand-chose.
Je souhaite qu’il y ait une relève, un autre Québécois, ou une Québécoise, qui puisse faire circuler l’héritage québécois à travers le monde.
Patric Laprade est un peu déchiré. Oui, des initiatives ont été mises sur pied pour faire connaître l’histoire de la lutte au Québec. Des documentaristes se sont attaqués au sujet. Le Musée de la civilisation présente aussi une exposition sur la lutte jusqu’en avril 2025.
Mais l’historien québécois croit qu’on pourrait analyser la lutte autrement. Selon lui, le discours collectif sur le sujet devrait faire une plus grande place aux statistiques.
Il n’est pas question ici du nombre de victoires, bien sûr, parce que, oui, pour la millionième fois, l’issue des combats est déterminée d’avance. Mais quand on souligne, par exemple, que Johnny Rougeau a attiré une foule de 20890spectateurs en1968 et une autre de 17000 en1969, et que personne n’a fait mieux que lui en Amérique du Nord ces années-là, Laprade juge qu’on s’attarde à l’aspect le plus évocateur de la lutte. C’est sa capacité à captiver un auditoire, à le convaincre d’acheter un billet pour la démonstration athlétique de la semaine suivante, une réalité indéniable dans le Québec d’il y a un demi-siècle.

On a un star système bien à nous, complètement différent de ce qu’on voit pour une autre province ou un État américain, soutient Laprade. C’est spécial, le lien des Québécois avec leurs vedettes. Avoir deux émissions de lutte, dans les années 1970, qui font chacune un million en cotes d’écoute… Il n’y a aucun autre territoire en Amérique du Nord où ça arrivait.
Regarde la WWF: quand Vince McMahon a voulu envahir le territoire, la première réponse qu’on lui a donnée, c’est qu’on était très satisfait de la promotion qu’on avait ici avec Gino Brito et Frank Valois. Si tu veux le Forum, il va falloir que tu cohabites avec eux. Les six spectacles conjoints qu’il y a eu ici, c’est le seul territoire que Vince a conquis où il a été obligé de faire ça avant.
Johnny Rougeau aura frôlé le record d’assistance annuel en Amérique du Nord une troisième fois, en1972, quand 26137spectateurs l’ont vu lutter au parc Jarry, à Montréal. Au total, Patric Laprade a compilé une liste de plus de 20finales de gala mettant en vedette Johnny Rougeau au Québec dont l’assistance était supérieure à 10000spectateurs.
Pour Raymond Rougeau, la raison de ces succès est fort simple: c’était facile de s’attacher à Johnny, et il n’a jamais joué de jeu
.
C’est lui qui m’a un peu inculqué la façon de se comporter en public, d’avoir une image. Mon oncle était très attaché à son image, et je ne dis pas ça de façon négative, souligne-t-il. Pour lui, c’était très important, l’image publique. Tu as une image publique, tu influences des gens. Des gens te prennent en exemple. Pour lui, il ne fallait pas décevoir les gens et décevoir l’image que les gens avaient de lui. Il a été noble, digne, fier.